{ Tout était arrivé si vite.
La tête lui tournait, il avait l'impression d'avoir trop bu et que quelqu'un lui comprimait en prime la boîte crânienne avec un étau particulièrement solide, un atroce bruit de métal rouillé sifflant l'un contre l'autre qui lui vrillait les oreilles. Il n'y voyait plus que d'un œil, ne parvenant pas à ouvrir l'autre qui était recouvert d'une douce et humide sensation chaude. Quelque chose retenait son corps avec fermeté et lui coupait la respiration, appuyait sur sa gorge. Ses mains restaient, crispées et tremblantes, sur le volant.
Il mit un moment avant de se rendre compte de ce qui se passait. Et un temps supplémentaire pour se souvenir de ce qui s'était passé. Le concours de photographie. La route nationale. La voiture en face. Le coup de frein. L'autre qui continuait. Le coup de volant. Le bord de la route. Le cri de Coraline. Coraline...Il ne parvint à tourner la tête, les muscles de son cou avait dû être momentanément paralysé à cause de la ceinture de sécurité. La ceinture.
Il fit un effort pour décrocher ses mains du volant et calmer ses tremblements pour appuyer sur le bouton de déverrouillage. Ce fut un soulagement et une torture à la fois, comme si sa poitrine lui faisait plus mal maintenant qu'elle n'avait plus rien pour la soutenir. Il laissa échapper un soupire de douleur, qui ressemblait plus à un râle. Avec le sang froid qui le caractérisait, il ouvrit la portière et mit un pied en dehors de l'habitacle. Le deuxième fut fatal. Il tomba à quatre pattes sur le sol, bras et jambes tremblantes, se rendant seulement compte du rythme effréné de son cœur. Sa respiration n'était pas bien vaillante non plus. Les yeux fermés, genoux et mains à même le bitume chaud, il ferma les yeux et tenta de rassembler ses forces et son courage pour se relever.
Après un moment -une seconde ? Une minute ? Plus ?-, il fut sur pied et contourna comme un automate à la vision brouillée la voiture emboutie dans une sorte de talus ou de rocher, il ne percevait pas très bien. Comment avait-il pu faire ça ? Qu'est-ce qui lui était passé par la tête pour en arriver là ? En forçant sur la portière passager, il parvint à l'ouvrir en entier dans un grincement sinistre de tas de ferraille. Coraline était là, assise à sa place, la tête retombant sur sa poitrine, le front et le visage plein de sang, ses longs cheveux noirs et raides retombant un peu devant. Un genou à terre, il défit sa ceinture à elle aussi, retenant son corps frêle pour ne pas qu'elle tombe en avant.
Comme de la fumée sortait du véhicule, il préférait la sortir de là au cas où tout se mette à brûler. Pour une situation aussi grave, il usait d'un sang-froid inquiétant et pourtant utile.
Malgré la faiblesse qu'il sentait dans ses membres, il la porta avec des gestes toujours aussi automatique et alla la poser plus loin sur la large bande de terre qui bordait la route. Son téléphone resté dans sa poche de pantalon n'avait fort heureusement rien eu. Il composa le numéro des secours et leur donna tous les renseignements dont ils avaient besoin. Les tonalités avant et après la conversation lui donnait l'impression qu'on lui entrait un tournevis dans l'oreille. Il avait envie de vomir, comme s'il avait le mal de mer, mais seule la nausée resta sans être satisfaite.
Ses yeux se posèrent de nouveau sur sa sœur et son joli petit visage de poupée à la peau claire. D'une main mal assurée, il arrangea ses cheveux où trainait de ci de là quelques filets de sang presque coagulé. Lui qui l'avait toujours vue comme l'incarnation de la beauté pour la finesse et la pureté de ses traits se disait qu'il avait commis l'abomination d'avoir tout détruit, puis ce fut le sentiment, plus fort et plus douloureux, de se dire qu'il aurait pu la tuer. Et si elle mourait ? Après tout, elle n'était pas encore tirée d'affaire. Des larmes coulèrent sur ses joues. Qu'avait-il fait, bon sang, mais qu'avait-il fait ?
Sans qu'il puisse se rendre compte du temps qui s'était écoulé entre temps, il entendit les sirènes se rapprocher. Les véhicules s'arrêtèrent et avec une vitesse impressionnante, des hommes descendirent et s'occupèrent de tout. On lui arracha presque sa sœur des mains, on le souleva pas les aisselles, une personne de chaque côté et on l'amena s'asseoir à l'arrière d'une voiture de police. De là, il voyait tout. La vitre de la portière était fissuré et étoilée de sang. Et dire qu'on parlait de la ceinture de sécurité pour éviter de s'exploser le crâne contre le pare-brise. S'il avait été en état, il aurait sans doute eu un rire ironique, mais seul le dégoût tapissait sa bouche avec une saveur amère. Comment avait-il pu faire ça ?
-Voilà. Essayez d'ouvrir l'œil droit, maintenant, dit le jeune homme qui s'occupait de lui.
Ce ne fut pas facile et des larmes coulèrent à cause du produit qui le piquait un peu.
-Comment vous avez fait ça ? Demanda-t-il, plus pour parler à quelqu'un que par curiosité.
Le secouriste sourit.
-Vous vous êtes ouvert l'arcade sourcilière sur le volant. C'est le sang qui vous empêchait d'ouvrir l'œil et d'y voir. Il suffisait juste de nettoyer.
Un peu surpris et comme pour vérifier ses propos, Mattheson porta sa main à son sourcil et sentit une petite aspérité. Tout ce sang pour une si petite coupure ?
Un homme en uniforme de la police s'approcha de lui. Il avait l'air sévère et pas le moins du monde réjoui. Pourtant, il lui parla avec douceur.
-Quel est votre nom et celui de la jeune femme avec vous ?
-Mattheson Sanders. C'est ma soeur, Coraline.
Il ne parvenait pas à formuler de réponse plus consistante. Son cerveau restait embrouillé, sa vision très instable. Un sourire adouci apparut sur les lèvres du policier.
-Racontez-moi ce qui est arrivé.
Ce fut le vide le plus total.
-Je...Je conduisais. J'amenais ma sœur à un concours de photographie. On riait, je crois. J'ai pas fait attention, j'ai terminé dans le talus.
-Et vous n'avez pas vu de voiture en face de vous ?
Il fronça les sourcils avec une légère douleur. La vision de la voiture qui lui fonçait dessus lui revint comme une évidence. Il pouvait même décrire sans problème la femme qui était au volant.
-Si. Je crois qu'elle était sur ma file.
Le sourire s'élargit.
-Qu'est-ce qui s'est passé ? Demanda-t-il, inquiet de connaître la cruelle vérité. Était-ce réellement sa faute ?
L'officier se gratta la tête, plutôt embarassé.
-Eh bien, c'est-à-dire que vous avez été victime d'un suicide.
Comme il devait voir l'incompréhension dans les yeux de Mattheson, il s'empressa d'ajouter :
-La voiture que vous voyez là-bas était bien celle qui vous a obligé à partir dans le talus. La conductrice est une trentenaire qui en avait marre de la vie. Elle n'a rien trouvé de mieux que de se jeter contre le premier véhicule qui passerait. Heureusement que vous avez de bons réflexes.
-Elle est morte ?
La question tomba comme une sentence.
-Non. Elle n'a rien. Ni elle, ni sa voiture. Quand vous avez dévié, elle a dévié elle aussi. Elle s'est ravisée à la dernière minute. Vous auriez pu presque continuer tout droit.
-Alors c'est de ma faute.
La main de l'agent de police se posa sur l'épaule du jeune homme à la tête baissée après un moment de silence. Il ne savait pas quoi lui dire. Un accident était toujours un traumatisme, surtout quand on a un passager.
-Vous ne pouviez pas prévoir. Et puis, si elle n'avait pas renoncé, vous n'auriez peut-être pas sauvé votre sœur.
-Elle est en vie ?
Il s'était levé d'un bond, les yeux plein d'espoir, les mains tremblantes, le cœur déchiré par une espèce de joie douloureuse et malvenue qu'il essayait de réprimer.
-Selon les médecins, elle n'a qu'un trauma crânien. Elle sera vite remise. Vous avez bien agi, ne vous en faites pas.
Mattheson retomba assis sur le siège arrière de la voiture, et le visage dans ses mains, comme un enfant, il se mit à pleurer. Pourquoi ? Il ne parvenait même pas à le savoir, mais il en avait besoin.

Lorsqu'il arriva au commissariat pour faire sa déposition, il était toujours aussi sonné. Il avait demandé aux policiers d'arrêter la voiture le long de la route pour vomir. La tête lui tournait toujours et le déplacement du véhicule n'arrangeait rien. Le type assis à l'arrière avec lui était gentil. Il lui parla pour le distraire et qu'il oublie un peu son mal au cœur. Mattheson ne se souvient de rien, si ce n'est qu'on lui avait signalé que sa voiture était bonne pour partir à la casse, mais qu'ils l'avaient entièrement vidée et transvasée dans leurs coffres pour qu'il puisse récupérer toutes ses affaires et faire marcher les assurances en règle. La sensation d'être sur un bateau en pleine mer démontée le prit lorsqu'il sentit ses jambes se dérober à la sortie de la voiture. Il manqua de tomber de toute sa grande taille sur le parking. Une main vigoureuse le retint par le bras et l'aida à tenir debout jusqu'au hall. Il eut juste le temps de voir sa mère accourir vers lui et lui sauter dans les bras. Une vague de bonheur et de réconfort l'envahit et il la serra fort dans ses bras, une main dans ses longs cheveux bouclés. Il soupira d'aise, sentant les larmes mouiller son épaule.
-ça va, Maman, je n'ai rien, dit-il avec douceur.
Elle se releva. Son père lui adressa un sourire. Lui aussi n'avait pas été tranquille. Sans nul doute, les autorités n'avaient pas pris des pincettes pour les prévenir avec des phrases à double-sens qui avaient dû leur faire plus peur qu'autre chose. Camélia aussi était là, en tailleur et l'air soulagé. Il attrapa les deux femmes par la taille et les serra chacune contre lui qui lui rendirent son étreinte avec chaleur. Le cauchemar était fini. Il était de nouveau chez lui. Mais jamais il ne se pardonnerait ce qu'il avait fait à Coraline.}